mercredi 17 février 2010

Son du désert

"Prends la ½ pour l’écrou du tube plongeur." Buck m'avait tendu la clé plate sans regarder, instinctivement.

Le PANHEAD modèle 1952 était fixé sur la table élévatrice, la roue avant bien calée dans l’étau du banc.
A cette hauteur, j’avais l’impression de seller un cheval, tant cette machine rappelait l’époque nostalgique des cow-boys de mon enfance : des sacoches cloutées BUCO au buddy dont le dessin empruntait aux vraies selles de chevaux, des larges repose-pieds aux « reflectors » qui décoraient les garde-boue.
Mais plus encore que ces accessoires, je « savais » que cette machine avait été vendue à Memphis au début des années cinquante, et avec elle des images de pare-chocs de Cadillac, d’intérieurs en cuir rouge se mélangeaient aux sons des twins de l’époque, remplissant un imaginaire de routes vertigineuses et d’espaces dépliés.

Buck avait prévenu : « Faut virer le bas pour changer les ressorts. Et t’auras toute la merde à sortir avant d’avoir les rondelles ».
La lumière du néon plaquait l’ombre de l’Hydraglide sur le panneau à outils. J’aimais sa masse de métal et le sentiment de force que dégageait le dessin du moteur, tout ramassé sous la ligne oblique du cadre.

Les doigts occupés à sortir du conduit un amas de graisse et de poussière, j’ai laissé dériver mes pensées vers le début de l’histoire, le moment où tout a commencé, la « montée de l’escalier » en quelque sorte…


Sahara, 1962.

Eloignés et si proches des « événements » d’alors, il arrivait à mes parents d’attendre la fraîcheur du soir en allant jeter un plaid sous les palmiers qui bordaient l’oued.
Nous rêvassions ainsi en goûtant quelques dattes, protégés par la proximité d’une base de la Légion étrangère, un peu à l’abri des fracas du monde.
J’aimais l’odeur de l’eau, ce parfum d’algues et de vase séchée. J’avais dans l’idée de vivre ici pour toujours, au milieu des couleurs et des odeurs de la rivière. J’aimais ce silence seulement troublé par les ronronnements des moteurs Berliet des camions militaires.

Le soir avait maintenant rosi les dunes et il fallait que nous rentrions, en nous donnant la main, en suivant l’ombre des dattiers jusqu'à la maison.

Comme nous avancions sur la route, j’ai perçu une légère vibration de l’air. Comme un son de gorge qu’on maintient la bouche fermée, une oscillation juste perceptible.
Puis, plus précis, le son a viré dans les graves profonds en modulations irrégulières. J’en percevais maintenant le tempo, différent des autres bruits de moteurs, différent de ce que je connaissais des camions de la Légion et des autres engins.
C’était "vraiment" autre chose.

Mes parents, instinctivement, se sont serrés sur le côté droit de la route, pour laisser la place. Maintenu dans le sens de la marche par mes deux mains serrées dans les leurs, j’ai alors tourné la tête en arrière pour regarder, à m’en tordre le cou.

La silhouette noire avançait comme déformée par les ondes de chaleur que dégageaient les dunes. Quelque chose de sombre et de formidablement surprenant dans cet espace doré commençait à rejoindre notre propre espace comme une menace d’ingérence, flottant au-dessus de l’asphalte sombre ; et je demeurai médusé, entre peur et fascination, dissociant la vision inouïe de cet engin surprenant, du bruit qui s’en dégageait, comme un signal différé de sa propre source sonore.

C’est mon père qui a dit « attention une moto » et nous l’avons laissé nous approcher et nous doubler.

Les images de l’engin noir ont alors imprégné une à une ma mémoire comme un film bloqué sur ses vignettes monochromes.
C’est seulement quand la chaleur du moteur a dépassé notre groupe, seulement quand l’homme ceinturé d’une bande large de cuir a poussé plus avant sa machine que le son de la moto a envahi l’espace du désert.
Quelque chose de rond et de profond comme un coup au ventre a fracturé « mon » silence.
Et cette violence inédite m’a soudain rendu à la conscience du monde qui m’entourait, témoignant sur le coup de la fragilité d’une quiétude que je pensais immuable.

Au moment où cette apparition noire allait disparaître en glissant derrière l'ultime dune, il m’a semblé voir l’homme sur la motocyclette lever la main pour un dernier signal, geste d’une insouciance libérée et conquérante.

J’ai acquis, depuis, la certitude que ce geste m’était destiné, intimement, et que ce bruit de moto si particulier allait marquer à vie la recherche des images perdues de mon enfance, qui sont celles du début, définitivement.





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